René Moreu, l'ébloui


René Moreu, poème du littiral

René Moreu, poème du littiral, casier 1982


"Il est évident que la cécité aurait été le dernier de mes vœux. J'ai dû accepter ce fait comme s'il s'agissait de la vie à laquelle on naît sans le vouloir, sans pouvoir prendre parti".
Egven Bavcar, Le voyeur absolu, Le Seuil, 1992
La genèse






s'accomplit






encore et






René Moreu,






démiurge






modeste et






animiste…

René Moreu, peintre d'abord, peintre comme vocation, peintre comme destinée. Et puis soudain le Destin contraire : 23 ans, malvoyant, puis opéré de sa rétine de nombreuses fois, aveugle total parfois.

Toujours peindre quand même. Quand même ou sur cela ? Se reconstruire en dépit du handicap ou bien construire par-dessus ce socle de malheur ? Que la vision tronquée, parfois quasi nulle, soit source de création.
Ne plus être complètement Objet de ce moins, mais le transformer, en faire de l'être-davantage, de victime devenir Sujet de soi grâce et à travers ses tableaux. Pied de nez humoristique à la Malédiction. Comme Croc-Blanc qui, depuis sa grotte obscure, hésite devant le mur de lumière qui marque l'accès au monde extérieur, puis s'élance, le franchit et s'arrête, ébloui, René Moreu va, encore et encore, reproduire cette échappée des ténèbres. Dans cette lumière reconquise, le peintre ne sera pas le "voyeur absolu" comme se revendique Evgen Bavcar, ce photographe aveugle, il sera le voyant relatif, dans le rapproché de chaque parcelle de la terre comme résumé de sa globalité. Pour le coup, le mal peut se transmuer en force et en beauté, et les épreuves en étapes d'une quête exigeante, rigoureuse : dire le monde de près, ses végétaux, et ce qui s'y agite, coller dessus pour mieux se l'incorporer, rendre compte de cette terre comme nous désignons à la fois la matière dont nous sommes pétris et où nous retournons, et la planète qui nous supporte.

L'observateur se confond avec ce qu'il observe, il n'est plus un être isolé, il devient dans le geste de peindre, dans la geste de la peinture, un être-au-monde. Il crée, il procrée, il crée au-devant de lui. Mais ce faisant, dans cette proximité, c'est son intérieur que René Moreu transfigure, comme un alchimiste qui œuvre la materia prima comme action sur lui-même. Le nez sur les parties exiguës de ce qu'il perçoit, il travaille sur sa matière même, ses cellules mortes s'animent aux cellules des tiges, des morilles, des papillons, des fourmis, des pucerons, des débris, des galets, des herbiers d'une sorte de cabinet de curiosités où l'homme s'avère une partie de ce qu'il appréhende de son univers.

Les cicatrices de sa rétine entre lesquelles il tente de voir, il les manipule dans ses images. Car il ne s'agit pas seulement de renverser l'attitude qui a fait de l'objet du Malheur l'auteur d'une œuvre, ni de se métaphoriser dans la matière travaillée, il renverse aussi le dedans et le dehors, la vision qui est un mouvement centripète, il la retourne dans l'acte centrifuge de peindre son intérieur : on pourrait dire qu'il projette, à son insu peut-être, ses cellules animales dans les cellules végétales qu'il recrée sur sa toile. Mieux : il les multiplie, ça fait mitose, il reconstruit leur engendrement à travers des figurations qui évoquent l'embryogenèse humaine avec ses stades : tout débute avec la morula (petite sphère mamelonnée première ébauche ressemblant à une mûre), puis c'est la blastula (couche unique), enfin la gastrula (vase ventru, cavité primitive), se succédant à partir de l'œuf fécondé. Moreu, morille, et morula en répons presque homophoniques.

Les œuvres s'accumulent cependant qu'à l'intérieur de chacune, les accumulations foisonnent. Re-né renaît, il redonne vie à ses cellules, ses cônes et ses bâtonnets qui permettent sa vision, il objective ses phosphènes, il figure sans le savoir ses molécules défaillantes, il les mélange, comme pour une magie rustique, avec des éléments végétaux vivants. Le tableau est l'intime de sa rétine qui s'inverse en vie en train de se créer, en gérondif permanent.
Par-là même, le sort contraire est conjuré, René Moreu fait des offrandes païennes de pierres et de fleurs aux Divinités malveillantes qui ont causé sa malvoyance. Ses bouquets sont des feux d'artifice qui illuminent les grottes noires de ses globes oculaires.
A-t-il réussi ? Tout est encore à refaire, il multiplie les œuvres, quotidiennement, il ramasse, il dessine, il assemble, il peint, il s'auto-engendre perpétuellement. "Si on s'arrête, on souffre encore plus", dit-il.

Mais un jour, en 1997, la Mort qui jamais ne se décourage, tente de le frapper dans d'autres cellules : confrontation nouvelle avec elle, infarctus du myocarde, immobile sur un lit d'hôpital, bras en diagonale, le plafond pour tout espace dont il ne perçoit qu'une portion blanche loin au-dessus de lui. On le libère, et, encore une fois, il fait le chemin de l'ébloui.
Ebloui, c'est le titre qu'il va donner à cette série, empruntant l'adjectif qu'il substantive, à son fidèle ami Jean Planche. L'ébloui va se retrouver le débutant réitéré.

Il aligne alors, persévérant, opiniâtre, tel un écolier consciencieux, des ronds ouverts en haut, des gastrulas ouvertes, des calices. Il les cadre dans un quadrillage comme dans ses colonnes, ses portes, ses casiers. Il y place des taches-repères. Répétition de ses épreuves, répétition des traces à l'infini, jour après jour, sur les cartons qui enveloppaient son nouveau matelas, sur toute surface qu'il ne peut appréhender que partie après partie. Il pose son empreinte concave, comme nos ancêtres répétaient certains signes pour provoquer, dit-on, la victoire souhaitée, la chance espérée, ou comme ces aventuriers modernes que sont les astronautes qui sortent de leurs navettes pour en réparer les circuits défectueux.

Six mois obstinés, pour redonner du sens dans un équivalent plastique de la mélopée lancinante d'un mantra ? ou de la reproduction chiffrée des prières d'un chapelet ? En tout cas, le chaos se réorganise : miracle progressif, les repères deviennent scansions de taches. Il écrit : "Une tache noire vient se poser contre le mur glacé du support. Sa venue et son lieu improbable, la décision reste un mystère. Peut-être un trou dans ma rétine… Cette tache qui s'étale dans des épaisseurs et des directions imprévues, une cartographie de plein gré formant de provisoires continents. Des tiges montent, des formes fusent jusqu'à buter contre la fin de ce monde : le format. C'est là que tout va vivre."
La vie en effet revient dans ce fourmillement qui l'invoque. Les spores, les champignons, les pousses, les insectes grouillants, ressuscitent et des écritures en calligraphient la renaissance énigmatique et si concrète. La genèse s'accomplit encore et René Moreu, démiurge modeste et animiste, a contribué une fois de plus à la génération spontanée du monde et de l'homme qui le crée et qu'il crée, monde en lui, monde hors de lui, monde que nous sommes tous, extraits du monde, résumés du monde que nous portons en nous et qui nous porte, matrice de nos vies en éternelle germination.

Jean-Pierre Klein
Paris, mai 2003

René Moreu, la dentelle bleue

René Moreu, la dentelle bleue, 1992

René Moreu, exposition Halle Saint Pierre, 2, rue Ronsard, 75018 Paris, du 12 mai 2003 au 5 janvier 2004
Galerie Henri Bussière du 3 JuinÊau 26 Juillet 2003
Les jardins mirobolants de René Moreu : la Fabrique du Pont d'Aleyrac, Saint-Pierreville, Ardeche 07190,
du 10 Juillet au 24 Aout 2003, du jeudi au dimanche de 15 h à 19 h, 04 75 66 65 25
La Fabrique du Pont d'Aleyrac publie pour cette occasion dans la collection Carré aux éditions du Pin à Fabras en Ardèche :
"Les jardins mirobolants de René Moreu " par jean Planche et Dominique Thibaud, commissaires de l'exposition

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