ManRay à Evian, exporevue, magazine, art vivant et actualité

Le photographe et peintre américain Emmanuel Radnitsky, dit Man Ray (Philadelphie 1890-1976, Paris 6°) fut l'un des premiers à utiliser la photographie, non pas comme un simple moyen de reproduction, mais comme un véritable médium de création à part entière, faisant de cette technique un art. Grand créateur d'œuvres polymorphes, il a été aux côtés de Marcel Duchamp dès ses débuts, de Picabia et de Paul Eluard avec lequel il illustra des livres de poèmes de ses photos, et, bien sûr, de Picasso. Ils passaient ensemble des vacances à la Garoupe (Antibes-Juan-les-Pins), comme en témoignent photos et films. Il fut au même titre que Duchamp et Picabia, un pionnier du mouvement Dada et du surréalisme, le mouvement le plus radical de l'art moderne –voir le photo-montage de son autoportrait – (composé de deux ouvertures tels des yeux, une empreinte d'une main en rouge, et de chaque côté un dessin représentant les formes d'un violon, en 1916 ; cette sérigraphie sur altuglas, un des premiers objets Dada, et Man Ray, à partir de cette photographie, crée en 1963 une réplique de son assemblage, et en 1970 une sérigraphie sur plexiglass). Il avait découvert Cézanne, les masques africains et Brancusi dès 1911, à la galerie d'Alfred Stieglitz à New York, avant de voir les œuvres de Duchamp (il le rencontre en 1915) et de Picabia à l'Armory Show de 1913. Man Ray avait connu la poétesse belge Adon Lacroix, à New York, qu'il épousa plus tard (il fit d'ailleurs son portrait). Elle lui fait découvrir Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire et prend ainsi la puissance poétique de la révolution de l'art moderne. Il avait passé sa jeunesse à Brooklyn et fréquenté le "Ferrer Center" qui fonctionnait à New York selon les principes de l'éducateur anarchiste catalan Francisco Ferrer Guardia. Man Ray, qui avait commencé par la peinture, s'est mis immédiatement à la photographie puis plus tard à la caméra.

Cette exceptionnelle et riche exposition de Man Ray, Maître des Lumières, présente des vintages et d'innombrables séries de photos qui ont jalonné la vie de l'artiste. Elle met aussi en avant le travail moins connu de l'artiste. Notamment avec ses peintures, ses dessins, ses assemblages, ses lithographies et ses objets. Parmi les objets, on retrouve Le Cadeau, la sculpture qui représente un fer à repasser en fonte dont la semelle est garnie de 14 clous. Le premier objet dadaïste. On retrouve ici des œuvres emblématiques, les portraits, les solarisations, les collages, les photos originales de petits formats, les vintage, les photos des œuvres de Duchamp, les mannequins et les objets divers. Cet ensemble est organisé en sept salles. Soit 480 œuvres et documents.

Robert Rocca, le commissaire principal de cette exposition souligne dès le début dans son texte Portrait de soi : "De nombreuses expositions lui sont consacrées dans le monde entier et certaines de ses photographies comme Le Violon d'Ingres (1924) ou Noire et blanche (1926) sont devenues des icônes au même titre que la Marylin de Warhol. Depuis de nombreuses années, les historiens, et tous ses biographes ne manquent pas de rappeler que Man Ray est, certes, un photographe reconnu pour avoir révolutionné l'art de la photographie, mais qu'il est également un peintre, un dessinateur, un assembleur d'objets, un sculpteur, un écrivain, un cinéaste ; que les différents aspects de son œuvre sont indissociables et qu'ils se nourrissent les uns les autres. Et pourtant, Man Ray reste mal-mé-connu du grand public. Il est vrai qu'il n'est pas aisé d'être un "inclassable" dans l'histoire de l'art. D'autres et non des moindres l'ont précédé." Avec son co-commissaire, Pierre-Yves Butzbach qui est en charge du fonds Man Ray, la combinaison du travail est des plus imaginatives et des plus denses.

Dans son magnifique livre, Autoportrait, Man Ray raconte abondamment ses choix esthétiques et sa pratique de la photographie. C'est la pensée scientifique qui prédominait dans l'exercice de la photographie et non l'idée plastique, écrivait-il. Il arrive à Paris en 1921 (après être passé par le Havre le 14 juillet), en ayant déjà réalisé de nombreuses œuvres décisives. Il rencontrera très vite les écrivains et poètes surréalistes dans un café où Duchamp l'emmenait.

Bien plus tard, en 1936, André Breton écrivait qu'il y avait une crise de l'objet. Il passait en revue les nouvelles créations surréalistes et notait que la sensibilité de son époque était totalement bouleversée. "Le dédoublement de la personnalité géométrique et celui de la personnalité poétique se sont effectués simultanément." Il prônait la création d'objets à partir des rêves, en dépit du caractère insolite qu'ils pouvaient revêtir. Il évoquait les objets symboliques de Dali notamment, ou de Miró. Seule la poursuite de l'expérience importait. Il faut voir au-delà du réel, ce qui est caché dans une œuvre d'art. Tel : L'objet de destruction de Man Ray (1931) qui a figuré en 1936 dans l'exposition des objets surréalistes de Charles Ratton, à Paris. C'est ce fameux métronome mécanique où figure sur la tige métallique qui marque la mesure la photo d'un œil qui vous regarde – un ready-made surréaliste. Le titre changera plus tard pour ce dernier : Objet indestructible (1923-1957 - voir p. 214, du catalogue), car il avait été en parti cassé…Breton, qui évoquait le travail photographique de Man Ray, précisait qu'il ôtait le caractère positif de la photographie, à lui faire passer cet air arrogant qu'elle avait de se donner pour ce qu'elle n'est pas. Man Ray assignait à la photographie d'autres fins. Il n'est ni naturaliste, ni humaniste dans sa pratique. Il réduit le réel à sa plus simple forme, ou trace, qu'il éclaire avec son génie du découpage et du filtre.

Man Ray, qui avait commencé par la peinture, s'est mis immédiatement à la photographie puis plus tard à la caméra. Alain Jouffroy souligne quelques faits. "La Danseuse de corde s'accompagnant de ses ombres, de 1916, ont été préparés à l'aide de papiers découpés. Contrairement aux futuristes, Man Ray y évoque le mouvement avec la froideur d'un géomètre, et les aplats de couleur y devancent non seulement les papiers découpés de Matisse, mais l'abstraction géométrique. Transmutation, un collage réalisé la même année que la naissance de Dada à Zurich (1916), bafoue l'esthétique des papiers collés cubistes en utilisant comme fond la page entière d'un journal, sur laquelle sont peintes des lettres, des chiffres disposés au hasard autour du mot Theatr." Il faut se souvenir aussi du fameux : Objet à détruire de 1923 (rebaptisé Objet indestructible en 1957), un métronome dont le balancier est paré de la photo d'un œil de femme, L'Énigme d'Isidore Ducasse, un empaquetage, en couverture et ficelle. Dans l'exposition, c'est surtout le mythique portrait imaginaire de D. A. F. Sade (1938) que Man Ray représente en figure monumentale de pierres, dessiné et peint, avec en fond la Bastille qui brûle, où l'on a retrouvé le manuscrit-rouleau des 120 Journées de Sodome… Revoyons également les nombreux et superbes portraits de : Lee Miller qui fut sa compagne et avec laquelle il créa la "solarisation" ; Meret Oppenheim, Kiki de Montparnasse, Juliet Browner, Nusch, et Ady la dernière femme de Man Ray, photographiée en couleur. Elle fut le premier modèle noir dont la photo fut publiée dans un magazine américain ; la marquise Casati, avec ses double-yeux… Effet accidentel de Man Ray, disait-il ! À l'heure de l'Observatoire, les amoureux (1932-1934) et Soleil de nuit (1943), le dos de Kiki intitulé Violon d'Ingres, fut prise à la suite d'une dispute avec elle, demeurera comme les Joconde du XXe siècle. Sans oublier les autoportraits de Man Ray, ses rayographies historiques, ses muses, ses amis artistes, les nus divers, ses incursions dans la mode (la salle intitulée : Man Ray Couturier du nu), son Paris et ses films. Déjà, en 1935, Paul Eluard et Man Ray ont collaboré à des publications. Eluard écrit sur des photos prises par Man Ray, c'est le recueil Facile qui est un véritable poème-photo, Nusch y pose entièrement nue. Et plus tard Les mains libres. Il fréquenta les mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles. On voit aussi des photos de l'artiste dans le Sud de la France aux côtés de Picasso, Nush et Paul Eluard, Dora Maar, Roland Penrose, à Mougins et à La Garoupe, etc. Il devint l'ami d'Hemingway dont il avait fait le portrait, entre autres. Ezra Pound était souvent avec eux. Joyce l'avait invité à dîner à Montparnasse un soir, et il chantait tout le temps. Djuna Barnes (1892-1982, l'auteur du magnifique livre : Le Bois de la nuit) et Mina Loy se retrouvaient chez lui. Man Ray aimait la littérature de son époque.

Nous vous recommandons la lecture du livre, Autoportrait (1) de Man Ray, qui sont ses mémoires dans lesquelles il se raconte avec brio et retrace énergiquement tous les moments de ses créations, de ses rencontres et de ses amitiés. Sa visite chez Gertrude Stein est épique. C'est tout un pan d'histoire de l'art de la première moitié du XXe siècle qui défile devant nous. Man Ray avait une grande lucidité de son époque. Cette excellente et généreuse exposition nous fait voyager dans le temps et nous rappelle avec éclats ce que furent les grands artistes du XXe siècle. Les textes du catalogue sont éclairants sur les diverses périodes de la création de l'artiste.

La chimie de l'intelligence de Man Ray était constamment en perpétuelle ébullition. Même Picasso était fasciné par la vivacité et la liberté que Man Ray déployait pour inventer des objets et assembler des matériaux de toutes sortes. On connait le mot célèbre de Henri Rousseau (appelé le "douanier") s'adressant à Man Ray : "Picasso, vous et moi sommes les plus grands peintres de notre temps, vous dans le genre égyptien, moi dans le moderne." La modernité de Man Ray est infinie.

Notes :

Catalogue : Man Ray, Maître des lumières, 232 p. Ed. Silvana Editoriale, Palais Lumière Evian, juin 2023. Sous la direction éditoriale de Robert Rocca. Scénographie de l'exposition : Frédéric Beauclair.
(1)Man Ray, Autoportrait, trad. de l'américain par Anne Guérin. Coll. Babel, n° 310, Actes Sud, 516 p. 1998. 1ère édition : Ed. Seghers, 1964. Neil Baldwin - Man Ray, American artist, 1988 - Traduit de l'anglais par Edith Ochs, Plon, 1990, voir l'édition de 1998.
• Man Ray, Le beau temps. Commissaires de l’exposition : Pierre-Yves Butzbach et Sylvie Gonzalez- 8 juillet • 19 novembre 2023 - La Banque, musée des Cultures et du Paysage, 14 avenue Joseph Clotis, 83400 Hyères, tél. +33 4 83 69 19 40, musee@mairie-hyeres.com, Musée d’Hyères. Photographies, tableaux, dessins, films, œuvres en trois dimensions témoigneront de l’influence de la lumière et des paysages du Sud dans la carrière de l’artiste surréaliste. Une partie de cette exposition présentera des portraits du couple Noailles, des photographies de réceptions de l’époque, un portrait de Robert Mallet-Stevens, un tableau exposé pour la première fois en France, M et Mme le vicomte de Noailles et des photos de la Villa Noailles. Le musée proposera avec la Villa Noailles, le film Les Mystères du Château de Dé, réalisé en 1929, commandité et produit par Charles de Noailles et dédié à sa femme. A Hyères
• A lire : Dada & les dadaïsmes, par Marc Dachy, Folio Essais, Ed. Gallimard, n° 540. "C'est parce que la foule est une masse inerte, incompréhensive et passive, qu'il faut la frapper de temps en temps, pour qu'on connaisse à ses grognements d'ours où elle est — et où elle en est. Elle est assez inoffensive malgré qu'elle soit le nombre, parce qu'elle combat l'intelligence." Tristan Tzara
• Durant l'été 1935 chez Lise Deharme, André Breton, Paul Eluard et leurs épouses tentent de tourner un film surréaliste, mais la petite caméra de Man Ray s'enraye. Il n'en reste que des images dont 7 sont parues dans Cahiers d'Art, n°5-6, 1935, p.107, sous le titre : "Essai de simulation du délire cinématographique, scénario d'André Breton et Paul Eluard, réalisation de Man Ray". (in catalogue MNAM 1981). Voir le livre de poésie qu'ont réalisé Paul Éluard, May Ray, Nusch et Guy Lévis Mano, Facile. Il sort le 24 octobre 1935 : douze photographies sont reproduites en héliogravure, plus celle de la couverture, dans un format de 18 x 24,5, avec un tirage limité à 1 225 exemplaires.
• Trois films majeurs : Emak Bakia (1926), L'Etoile de mer (1928) et Les Mystères du château du dé (1929). "En août 1937, le peintre et sa compagne d'alors convient trois couples d'amis à Mougins, parmi lesquels Paul Eluard et Man Ray. Un documentaire diffusé sur France 5 raconte les plaisirs et tensions qui ont traversé cette célèbre bande. Quatre couples, qui se retrouvent en août 1937 dans le Midi de la France, à la pension de famille Vaste Horizon de Mougins (Alpes-Maritimes), à l'invitation du peintre Pablo Picasso, alors en couple avec Dora Maar. Sont conviés le poète Paul Eluard et sa femme Nusch, le collectionneur britannique Roland Penrose avec sa future épouse, Lee Miller, et le photographe et cinéaste américain Man Ray, venu en compagnie d'Ady Fidelin, jeune danseuse guadeloupéenne."
• Quand Man Ray découvre Montparnasse, il décide d'y vivre. Il restera fidèle à ce quartier. Il s'installe au Grand Hôtel des Écoles, rue Delambre puis au 31 bis rue Campagne première. En 1951, Man Ray finit par s'installer dans un ancien atelier de sculpteur, rue Férou. Reclus dans son dernier décor parisien, Man Ray meurt en 1976. Son corps repose dans l'arrondissement voisin, ce quartier du Montparnasse qui avait été le lieu privilégié de ses combats artistiques, de ses rencontres et de ses rêves.