Jean Clair
Le livre des amis

Jean Clair

Jean Clair, Le livre des amis, couverture

"Ce qui m'intéresse, c'est l'histoire des formes d'art, non pas comme une fin en soi, mais comme un témoignage de l'identité d'une époque."
Jean Clair
 
Entrez dans un livre de Jean Clair dès les premières lignes, c'est entrer dans un monde où les mots, les phrases, l'histoire des arts s'entremêlent en de multiples strates pour former une vision philosophique et esthétique corrélative aux créations des artistes qu'il a rencontrés et qu'il a suivi tout au long de sa carrière en affirmant profondément ses passions. Faut-il rappeler cet "esprit libre" d'homme qui tout à la fois historien d'art, chroniqueur, écrivain, essayiste, enseignant, conservateur général du patrimoine, membre de l'Académie française commissaire d'expositions en France et à l'étranger, directeur du musée Picasso-Paris (1989-2005), "auteur d'essais sur l'art, plus d'une trentaine de livres et de catalogues d'expositions réalisées en Europe et dans le monde. Rappelons aussi sa dernière exposition à Rome, aux Scuderie del Quirinale, intitulée : Inferno, pour la célébration du septième centenaire de la mort de Dante Alighieri, réalisée en collaboration avec Laura Bossi (1). Il est regrettable que la France n'ait pas pu l'accueillir".

L'auteur a souvent créé la polémique avec ses critiques sur l'art d'aujourd'hui. Son livre : Considération sur l'état des Beaux-Arts – critique de la modernité, publié en 1983, a fait l'effet d'une bombe dans le monde de l'art. Il n'en demeure pas moins que ses points de vue restent justes au fil du temps pertinents.

Le Livre des amis s'ouvre sur Alechinsky et continue avec Avigdor Arikha, Francis Bacon, avec deux entretiens très enlevés, Balthus, Henri Cartier-Bresson, Lucian Freud, David Hockney, Zoran Music, Sam Szafran, Xavier Valls - les artistes qu'il a défendus - et les amis historiens d'art français et étrangers ou bien simplement liés au monde des arts d'une façon ou d'une autre. C'est en quelque sorte une sorte de Grand Tour, d'un panorama de l'art étincelant des cinquante dernières années où à chaque station, Jean Clair confirme ses engagements et sa philosophie esthétique dans ses essais sur l'originalité de chacune de ces figures de l'art.

Dès les premières lignes sur Alechinsky, Jean Clair rappelle l'origine du mot : Encre par une subtile variation de son sens et ses origines. "Le monde visible est un excitant perpétuel : tout réveille ou nourrit l'instinct de s'approprier la figure ou le modelé de la chose que construit le regard […] Quelques gouttes d'encre et une feuille de papier, matière qui permet l'addition et la coordination d'instants et d'actes, y suffisent …". Ce sont les mots de Paul Valéry à propos de Degas (dans son livre : Degas Danse Dessin). Ils s'appliquent à Alechinsky.

Les rencontres avec Francis Bacon (1909-1992) ont lieu en 1971, lors de la première exposition au Grand Palais, puis lors de la seconde à Londres, en août 1991. Bacon parle avec Jean Clair de la mort, de son œuvre et de ses obsessions, de l'influence que Picasso a exercée sur lui, notamment avec les Crucifixions, auxquelles il a emprunté, dans son travail, l'expression de la douleur. On se souvient aussi de Michel Leiris (2), un des premiers écrivains à écrire, dès 1966, sur Bacon.

La lecture pourra se prolonger avec les trois textes qui évoque l'art de Balthus (1908-2001). Le premier s'ouvre sur une remémoration de Rilke sur son enfance. "Il est temps de constater que cette peinture, si unique en ce siècle, qui s'inscrit dans la descendance de David et Courbet, n'aura été si singulière qu'à croître à la lumière de deux des plus grands poètes de ce temps.", précise Jean Clair. Rilke a été le père spirituel de Balthus, mais juste après sa mort, lui succède Pierre Jean Jouve (1887-1976) dans une sacra conversazione(3). Balthus fréquentait à Paris de nombreux écrivains français et étrangers, et son art ne serait pas compréhensible si n'était pas présente à l'esprit cette dimension européenne, soulignée par Jean Clair. Une correspondance entre trois êtres où les aspirations de certains humains, comme des métaux ou des plantes, se rencontrent en des points de l'espace et du temps définis par la plus rigoureuse nécessité. Nous sommes plongés immédiatement dans un monde qui est fini - pour une certaine peinture - comme le laisse comprendre Pierre Jean Jouve, l'auteur d'Hécate.

Nous savons que l'histoire de la représentation est tout d'abord marquée au XIVe siècle par la tapisserie de l'Apocalypse, où figure la grande prostituée de Babylone ; le thème se laïcise par la suite en se profanant et en se chargeant d'une grande gravité. Manet avec Nana (la prostituée de Zola) est un exemple. Dans Les Beaux jours, Balthus justement semble reprendre les éléments du tableau de Manet. Les œuvres érotiques, selon Jean Clair, constituent dans l'histoire de la peinture un immense champ qui permet de comprendre les manières de représenter le corps ; elles sont infusées par les visions singulières des artistes. Revoyons notamment La Leçon de guitare de Balthus.

Dans une lettre à Antoinette de Watteville le peintre écrivait :
"Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t'en parler ? Si je ne peux pas t'en parler à toi - C'est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n'a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l'on montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d'un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l'instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d'un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l'instrument, elle fait vibrer un corps." (1er déc. 1933).

C'est à Martigny que Balthus s'éteint le 23 février 2001. Peu de jours avant son anniversaire. Jean Clair se souvient et raconte, ce que disait Artaud de son ami : "Je ne sais pas pourquoi la peinture de Balthus sent ainsi la peste, la tempête et les épidémies." Le cercueil est porté par ses deux fils. Seuls quelques amis proches sont présents. Aucun politique, aucun représentant des instances culturelles.

La noria des souvenirs continue avec Henri Cartier-Bresson (1908-2004) ; on entre ici dans une autre sphère – lumineuse – celle du kairos, mot grec qui désigne l'occasion et le temps. Le moment à saisir, à ne pas manquer, ce qui incombe à l'art du photographe relève en particulier du kairos antique. Cartier-Bresson dit : "Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d'une part de la signification d'un fait, et, de l'autre, d'une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui exprime ce fait".

Lucian Freud (1922-2011) n'aimait pas du tout qu'on évoque à son propos la figure de l'inventeur de la psychanalyse, son grand-père. Sa peinture n'avait rien à voir non plus avec celle des viennois tels que Klimt ou Schiele… Il se considérait comme un biologiste. Jean Clair avance que l'on peut le rapprocher d'un Lovis Corinth et de son tableau : Nu allongé de 1907 (que l'on peut voir à Berlin). Dans ses essais sur la peinture, Diderot écrivait que la nature ne fait rien d'incorrect. Toute forme, belle ou laide, a sa cause ; et, de tous les êtres qui existent, il n'y en a pas un qui ne soit comme il doit être.

David Hockney a aussi maille à partir avec la photographie, et ces dernières années avec les tablettes numériques (iPad) avec lesquels il s'est mis à dessiner puis à réaliser des mini-films sur les quatre saisons. "Quand on regarde les choses de près, on ferme parfois un œil – c'est-à-dire que l'on devient comme un appareil photo." Il s'agit de son art de portraitiste et de ce que Picasso lui aurait appris. Hockney parle aussi de la reproductibilité des images qu'évoquera telle qu'elle s'est développée depuis l'invention de la photographie, en 1830, jusqu'à l'imagerie virtuelle.

Plus loin, ce sont les amis du mémorialiste qui apparaissent : James Lord, Raymond Mason, Jean-Bertrand Pontalis, puis encore des peintres : Zoran Music, qui a peint l'immédiat et l'irrémédiable ; Sam Szafran dont l'œuvre est explorée en quatre thèmes, où poésie et secrets remontent à la surface de sa peinture ; Xavier Valls et sa vibration sensible qui fonde la simplicité des sujets et des gestes dans leur combinaison.
La fin du Livre des amis nous ramène en Italie, lors d'une exposition à Milan, sous le signe d'un livret de Marinetti, Estratto d'amore concentrato nel vuoto (1927).

Jean Clair écrit que tout grand style violente le réel : il lui impose la domination du regard qui le ploie à son gré. Il affirme que les plus grandes œuvres de la peinture sont souvent des œuvres érotiques, non seulement parce qu'elles représentent mais surtout par la façon de le représenter, parce que le corps humain et son exultation sont encore l'image la plus apte à traduire la signification du travail opéré par le corps du peintre sur le corps de la réalité. Nous pourrions ajouter qu'il en est de même dans la littérature (le corps de Flaubert, de Joyce, de Tanizaki, de Louis Calaferte…).

Jean Clair fracture l'ordre culturel et social de son temps par la conception contemporaine de ses essais sur l'art, par ses analyses multifocales, par sa grande liberté de ton, par sa très grande culture, par son style. Tout comme dans la conception des expositions qu'il a organisées.
Le livre de Jean Clair aux accents volubiles est conçu comme un kaléidoscope. Rappelons que le nom de cet instrument est composé de trois mots grecs : kalos, "beau", eidos "image", et skopein "regarder". Il nous permet d'explorer et de comprendre les multiples facettes de l'histoire des arts et des œuvres à travers les siècles. Un voyage jubilatoire !
 
Patrick Amine
Paris, décembre 2023
 
 
Jean Clair, Le livre des amis, Ed. Gallimard, 432 pages, plus 24 photos hors texte, paru le 2.11.2023.
www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Le-livre-des-amis

Notes :

1) - L’exposition s’est tenue aux Scuderie del Quirinale, à Rome (Italie), du 15 octobre 2021 au 23 janvier 2022. Catalogue : Inferno. Sous la direction de Jean Clair et Laura Bossi, Scuderie del Quirinale/Electa, 2021, 480 p., 350 ill. Edition en italien & en anglais. 2. Paul Valéry, Degas Danse Dessin, Folio Essais n° 323, 1998.
On peut visionner encore notre interview intégrale : Voir l’Enfer avec Jean Clair et Laura Bossi sur la chaîne YouTube des Amis du Louvre qui a été diffusée la première fois le 10 juin 2022, ainsi que dans l’auditorium du Louvre lors de la séance. Réalisation : Patrick Amine pour Les Amis du Louvre (2022) - Caméraman : Vincent Di Rosa - Crédits images : Scuderie del Quirinale (2021). Ales Photo : Alberto Novelli. Allestimento, Francesca Elvira Ercole.

2) - Michel Leiris, "Le grand jeu de Francis Bacon", dans Zébrage, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992 - Michel Leiris, Francis Bacon ou la brutalité du fait, Paris, Seuil, coll. « L’école des lettres », 1995. L’Art de l’impossible, entretiens de Francis Bacon avec David Sylvester (préface), traduit de l’anglais par Michel Leiris et Michel Pepiatt, Genève, Skira, coll. « les sentiers de la création », tome I, 1976.

3) - Pierre Jean Jouve : Paulina 1880. Publié en 1925. Ed. Gallimard et Folio. Hécate, suivi de Vagadu, Coll. L’Imaginaire, 2010. Aventure de Catherine Crachat, T 1 & T2 (Folio, 1961, 1963, 1972) ; Le Monde désert (1ie édition 1927), Coll. L’Imaginaire, 1992.

Le poète ne dit qu’un mot toute sa vie/ Quand il parvient à le desceller des orages / A le sauver des hautes tentations / A l’éprouver plus loin que toutes trahisons. / Qu’il le dise au milieu d’un millier de naufrages ! / Qu’il dise et qu’il périsse par le dire / Pour ce mot seul ce mot de gloire sans écho » De l’amour enfantin le plus chaud des amours, Pierre Jean Jouve : A Balthus, Mélodrame. La rédaction remercie Philippe Albou pour sa relecture.
 

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