Les cruautés tranquilles de James Ensor
James Ensor Maestro, Bozar et KBR
James Ensor Maestro
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James Ensor Maestro

James Ensor, Squelettes se disputant un hareng saur (L'art Ensor), 1891
Huile sur panneau, MRBAB, J. Geleyns Art Photography, KBR

Le Christ est une signification obligatoire
James Ensor
 
La Belgique célèbre James Ensor (1860-1949) durant toute l'année 2024, de Bruxelles en passant par Anvers (au KMSKA) et à Ostende, la ville natale du maître des figures et portraits masqués, des intérieurs bourgeois (L'intérieur des Rousseau, 1884) ou modestes, où la danse macabre des squelettes s'insinue dans les décors les plus insolites et les plus simples – juste 75 ans après sa mort. On ira aussi à la KBR, la Bibliothèque Royale de Belgique, voir dessins et gravures et une collection remarquable, pour James Ensor Inspired by Bruxelles, cette dernière a acquis l'œuvre Le Lampiste, une peinture de jeunesse essentielle, inspirée par Le Joueur de flûte de Manet). Ensor a écrit de nombreux textes sur l'art et la société, assez vifs et énergiques ; il composait des ballets, des musiques au piano qu'il fit jouer – telle La Gamme d'amour. L'exposition au Bozar rassemble des tableaux historiques comme la Mangeuse d'huîtres, des extraits de films sont projetés, et un grand ensemble de documents permet de suivre l'itinéraire du grand peintre à travers sa vie. Soit : plus de 150 œuvres, dont environ 30 peintures à l'huile, 80 œuvres sur papier (principalement des dessins), 40 documents (gravures, photographies, manuscrits et partitions manuscrites que le commissaire, Xavier Tricot, grand spécialiste de l'artiste, a su très intelligemment mis en scène l'imaginaire chatoyant et séduisant du maestro pour notre plus grand plaisir. Il écrit : "James Ensor est sans conteste une des figures marquantes de l'art de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Dans l'œuvre variée du peintre, la mise en scène constitue un de ses modes d'expression de prédilection. Sa propension pour le "spectaculaire" marquera profondément son évolution artistique. L'exposition actuelle tâche de mettre en lumière cet aspect particulier de son œuvre." Le Bozar présente des extraits de films (de Henri Storck) et une tapisserie représentant L'Entrée du Christ à Bruxelles (1889) par Gibau, à l'entrée du musée. Le tableau avait été vendu par son collectionneur à un musée américain (en 1987 au J.P. Getty Museum de Los Angeles). Le musée et la ville d'Anvers n'avait pas pu l'acheter en temps voulu après l'avoir montré. Une histoire rocambolesque ! Le tableau est resté longtemps accroché dans le salon bleu de la maison ostendaise d'Ensor, au-dessus de l'harmonium. Sa nièce Alexandrine Daveluy hérita le tableau après sa mort et le vendit en 1950 à Gustave Nellens, le directeur du Casino de Knokke. A son tour, celui-ci le vendit après dix ans à François Franck, mécène et collectionneur anversois. Après un différent, une sorte de malentendu comique et regrettable, avec le musée d'Anvers, le collectionneur le retira.

Les parents d'Ensor tiennent à Ostende une boutique où ils vendent des masques de carnaval ainsi que d'autres issus du théâtre japonais et chinois. Ces objets marquent l'imaginaire le jeune James qu'ils introduira dans toutes ses œuvres pratiquement. Masques, squelettes, insectes anthropomorphes s'immiscent dans ses œuvres. Il est possible que James Ensor ait pris connaissance des œuvres de Michel de Ghelderode (1898-1962, Bruxelles, d'origine flamande), de son œuvre, Le grand macabre, par exemple, ainsi que de ses œuvres dramatiques.

"Cette influence d'outre-mer qui imprègne le milieu où il naquit suffirait certes à expliquer l'art spécial de James Ensor. Toutefois elle se précise encore si l'on note que l'ascendance paternelle de l'artiste est purement anglaise. Le nom qu'il porte n'est point flamand. C'est à Londres, qu'il se multiplie aux devantures. Je le vis flamboyer, un soir, dans Soho-square et plus loin il se projetait—réclame mouvante—sur un trottoir d'Oxford street." Ecrivait Emile Verhaeren au début de son livre sur Ensor, en 1908.

Flashback. Au Palais des Beaux-Arts, l'exposition organisée, après son ouverture officielle en 1928, était consacrée à James Ensor, du 19 janvier au 17 février 1929. Soit : quelques 337 peintures à l'huile, 325 œuvres sur papier et 135 estampes ont été exposées. Le grand public a alors pu voir pour la première fois une œuvre majeure d'Ensor, intitulée L'Entrée du Christ à Bruxelles. Dans un premier temps, l'artiste refusa que l'on transporte son "œuvre préférée" à Bruxelles en raison de sa taille et de sa fragilité. Puis, il avait fini par se rendre compte qu'elle était essentielle au succès de l'exposition.

Une œuvre énigmatique dont la charge spitituelle est emplie de références. Ensor présente le Christ comme une figure révolutionnaire, acclamé comme "roi de Bruxelles", le jour du Mardi gras, au moment du carnaval. Le peintre voyait – ce qui est souvent rapporté – dans la capitale belge une "nouvelle Jérusalem", lieu privilégié où l'innovation artistique pouvait se déployer. Le tableau abonde en allusions politiques, sociales et culturelles de la Belgique à la fin du XIXe siècle.

Il y a quelque chose de grotesque dans ce tableau, la foule en liesse, variée est laide, un orchestre perdu, des gardes, des trognes hilarantes, on sent que tout ça hurle … D'autres tableaux seront composés avec cet esprit baroque comme Le Baptême des masques… etc. "Le masque me dit : Fraîcheur de ton, expression suraiguë, décor somptueux, grands gestes inattendus, mouvements désordonnés, exquise turbulence. (…) "Il y a longtemps, j'ai dit et écrit : "Poursuivi par des imitateurs, je me suis joyeusement confiné dans la solitude où règnent des masques marqués par la brutalité de la violence et du scandale." James Ensor. Il peindra quelques marines et des paysages, de nombreuses natures mortes composées de légumes, de fruits, de poissons ou de porcelaines. Puis ses fameuses "chinoiseries" qui deviendront l'un de ses thèmes de prédilection. Sa facture, plutôt impressionniste, des débuts des années 1880, s'altère progressivement à partir de l'année 1886, il demeurera fasciné par les effets multiples de la lumière. Grâce à sa confrontation aux artistes étrangers invités aux salons annuels des XX, dont Odilon Redon (1840-1916) ou Adolphe Monticelli (1824-1886), sa touche se transforme et sa palette se vivifie. Comme le précise Xavier Tricot.

Les tableaux et les dessins présentés déploient une sorte d'aura ardente et fulminante. Tous les paysages, les portraits de 1890, La Nature morte à l'échiquier, le portrait d'Eugène Demolder, le Repos comique, les Squelettes se disputant un hareng-saur, les masques scandalisés, les différentes sanguines, L'arrestation de Pierrot, Saint Antoine, les fantasmogories, Masques et visages, Les sept péchés capitaux, Squelettes regardant des chinoiseries… ou Les insectes singuliers. Ensor avait lu sans aucun doute Edgar Allan Poe.

Du côté films. Très tôt, il y fait la connaissance du cinéaste et documentariste ostendais Henri Storck (1907-1999). Storck est l'auteur de plusieurs films sur la ville balnéaire belge, dont Une idylle à la plage (1931), dans lequel le peintre apparaît. On peut également le voir dans le film La joie de revivre (1947), dont on peut visionner un extrait dans l'exposition. Il faut signaler que Paul Haesaerts (auteur d'un étonnant tout premier documentaire sur Picasso à Vallauris, Visite à Picasso, 1949, bien avant Clouzot, qui s'en inspira sans aucun doute) le cinéaste et critique d'art réalisa le film : Masques et visages de James Ensor. On y voit Ensor tel qu'il était en 1948, à près de 90 ans, à la veille de sa mort, et on l'entend réfléchir sur sa carrière et son art. Historien d'art également il publia un essai sur Ensor, en 1953 (Editions Meddens, réédité en 1973). Quant à la musique d'Ensor, La Gamme d'amour, la représentation intégrale de ce ballet-pantomime a lieu à l'Opéra royal flamand d'Anvers le 27 mars 1924, puis au Théâtre royal de Liège les 15, 16 et 27 mars 1927. Son titre fait référence au tableau La Gamme d'amour du peintre français Antoine Watteau (1684-1721). Il peindra à cette époque plusieurs scènes de théâtre ou de ballet s'inspirant des "fêtes galantes" de Watteau, de Nicolas Lancret (1690-1743) ou de Jean-Baptiste Pater (1695-1736).

L'image du Christ comme "une signification inéluctable", disait-il. Le titre de la série Les Auréoles du Christ ou les sensibilités de la lumière, réalisée entre 1885 et 1888, traduit son approche "immatérielle" de la représentation de la lumière. Bien qu'agnostique, Ensor voit dans la figure du Christ l'archétype idéal auquel se mesurer, se comparer, voire s'identifier. Il abordera à sa manière les sept péchés capitaux comme le firent les maîtres anciens de l'histoire de l'art. À partir de 1888, la mise en scène devient un aspect caractéristique des principales œuvres d'Ensor. Les masques de théâtre et de carnaval ainsi que le squelette humain deviennent des motifs typiques dans des compositions qui mêlent le comique et le tragique. Xavier Tricot note : "L'atelier d'Ensor devient alors le théâtre dans lequel il met en scène ses personnages grotesques, tout en se plaçant lui-même sous les projecteurs. En intégrant la dimension théâtrale dans ses tableaux, Ensor double la suggestion visuelle : il crée une représentation de la représentation. Tout comme la scène de théâtre tient lieu de métaphore du monde, il utilise le tableau comme métaphore du théâtre. Le monde de l'imitation et l'imitation du monde sont unis dans un même artifice." Voir le dessin : Le Christ veillé par les anges (1886), ou le Christ tourmenté, par exemple.

Revenons encore sur ce qu'avait retenu, en partie, Verhaeren, c'est-à-dire tout cet emmêlement d'objets disparates : masques, loques, branches flétries, coquilles, tasses, pots, tapis usés, livres gisant à terre, estampes empilées sur des chaises, cadres vides appuyés contre des meubles et l'inévitable tête de mort regardant tout cela, avec les deux trous vides de ses yeux absents. Les tableaux d'Ensor multiplient souvent les contrastes entre les premiers plans et les fonds de la scène. "Ensor a traduit cette liesse en des œuvres quasi sinistres et qui étonnent et qui font peur. Le pittoresque de l'accoutrement, l'usure de la défroque, la drôlerie muette de masque, l'ennui qui semble suinter des murs tout se ligue pour provoquer une impression sombre avec des éléments soi-disant gais."

James Ensor a transfiguré et théâtralisé, en poète, un monde carnavalesque à travers la représentation de la mort, par les masques et surtout par son style inimitable, évoquant parfois L'Enfer de Dante, et les grandes peintures historiques sur le même thème, non sans une touche ironique et pleine d'humour en se mettant en scène d'une certaine manière. Il voulait blesser les philistins avec une mâchoire de chameau.
 
Patrick Amine
Bruxelles, mars 2024
 
 
James Ensor • Maestro, 29 février au 23 juin 2024
BOZAR, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles.
www.bozar.be
KBR, James Ensor Inspired by Bruxelles (Bibliothèque Royale de Belgique).
www.kbr.be
 

James Ensor Maestro

Xavier Tricot

 
NOTES diverses :

BOZAR, Palais des Beaux-Arts
Rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles
Info et tickets : www.bozar.be +32 2 507 82 00.

KBR, La Bibliothèque Royale de Bruxelles
James Ensor, Inspired By Brussels, Mont des Arts 28, 1000 Bruxelles.

Livre de l'exposition : James Ensor, Maestro par Xavier Tricot, Mise en scène et spectacle dans l'œuvre d'Ensor. Ed. Lannoo, 2024. Xavier Tricot, grand connaisseur d'Ensor et directeur de la Maison Ensor à Ostende, a entrepris des recherches autour du spectacle et de la théâtralité dans l'œuvre de James Ensor. Il a écrit ce livre en mettant l'accent sur la mise en scène, l'un des moyens d'expression préférés d'Ensor.

Histoire.
En 1929, la plus grande exposition Ensor jamais organisée s'ouvre au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Les visiteurs de James Ensor. Maestro découvriront des images d'archives inédites de cette impressionnante rétrospective et pourront aussi écouter l'enregistrement audio du discours d'Ensor de 1929. A la Bibliothèque Royale de Bruxelles, KBR, l'exposition James Ensor, Inspired By Brussels – Mont des Arts 28, 1000 Bruxelles. Du 22.02.24 – 02.06.24. Publication d'un très beau catalogue sur l'histoire des collections et des œuvres d'Ensor appartenant au KBR. Bruxelles a aussi joué un rôle essentiel dans sa vie et sa carrière. Il a été élève pendant trois ans à l'Académie royale. Fernand Khnopff et d'autres talents en devenir comptaient parmi ses camarades de classe. Il gardera toute sa vie un lien particulier avec la capitale et y exposera et séjournera à plusieurs reprises. Bruxelles était la deuxième maison d'Ensor.

Ce n'est pas un hasard si l'exposition a lieu dans les magnifiques salles du Palais de Charles de Lorraine. Ce palais était en effet le musée d'art moderne à l'époque de James Ensor. Ensor y a exposé des œuvres de premier plan à partir de 1887. Le palais historique est devenu le lieu de rencontre d'une avant-garde qui a ébranlé le monde de l'art. Avec plus de 20 peintures, 30 dessins et 40 gravures, James Ensor : Inspired by Brussels présente dans un cadre historique unique un nombre exceptionnel d'œuvres originales du maître provenant des collections de la KBR et des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Je tenais à signaler qu'il y a quelques années, on avait publié les textes d'Ensor dans un recueil remarquable intitulé : Vive l'art vivant, où l'on percevait l'engagement radical du maître sur diverses questions relevant de l'histoire de l'art, des institutions et des idéologies de l'époque. J'ai pu en rendre compte dans un article paru dans Le Monde, ci-joint : Vive L'art Vivant, de James Ensor • Par Patrick Amine – Publié le 09 mai 1997 dans Le Monde des Livres. "James Ensor (1860-1949) est plutôt connu pour sa peinture de cruautés tranquilles. Mais moins pour ses textes en forme de grenades qui ont touché quelques écrivains. Quelle énergie ! "J'aime l'image adjectivée", disait-il. Et il ne s'en prive pas dans ses réponses tordantes au questionnaire de Proust. Rêve de bonheur : "Blesser les philistins avec une mâchoire de chameau" ; couleur préférée : "La cuisse de nymphe émue, rouge anglais, postérieur de macaque roséolé." Son texte sur la crise de la peinture est véhément et incantatoire, tout autant que son Sus aux censeurs ! André Malraux citait toujours cette phrase : "Les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillère." (Ed. Séguier, 74 p., Inédit.)" Pour mémoire.
 

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